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Quand Hilary rouvrit les yeux, l’avion perdait de la hauteur. Elle pensa qu’on arrivait à Paris et, se réinstallant sur son siège, ouvrit son sac à main. Mais il n’était pas question de Paris. L’hôtesse de l’air, de cette voix maternelle que tant de passagers trouvent exaspérante, annonçait que, par suite du brouillard, l’atterrissage aurait lieu à Beauvais.
Hilary, tournant la tête sur le côté, regarda par le hublot. Elle ne vit pas grand-chose, Beauvais ne se laissant vaguement deviner qu’à travers une épaisse couche de brume. L’avion se posa après avoir longtemps tourné en rond au-dessus de l’aérodrome, et les passagers, plus on moins grelottants, furent conduits dans un baraquement en bois, sommairement meublé d’un comptoir et de quelques chaises.
Hilary se sentait très déprimée, mais elle essayait de réagir.
— Il ne faut pas se frapper ! dit quelqu’un, près d’elle. C’est un vieil aérodrome de guerre, qui manque de chauffage et de confort. Mais nous sommes en France et on s’arrangera pour que nous ayons à boire.
De fait, il avait à peine fini de parler qu’un homme arrivait, par les soins duquel tous les passagers furent rapidement pourvus de boissons alcoolisées aptes à leur remonter le moral. Sage précaution, car l’attente devait se prolonger des heures durant. Perdus dans la « crasse », eux aussi, d’autres appareils atterrissaient à Beauvais et le moment vint bientôt où la salle fut pleine d’une foule grouillante de gens, dont la plupart étaient de fort mauvaise humeur.
Hilary, elle, avait l’impression de vivre un rêve, qui la préservait heureusement d’une réalité qu’elle redoutait. On attendait ? La chose importait peu, puisque son voyage continuait. Elle s’évadait, c’était l’essentiel ! Beauvais ou Paris, il restait qu’elle allait vers l’endroit où sa vie recommencerait. Elle ne voyait que cela et c’était assez pour qu’elle prît les événements avec philosophie…
La nuit était déjà tombée depuis longtemps quand arrivèrent des cars qui devaient conduire les passagers à Paris. Il leur fallut des heures pour couvrir le trajet et il était plus de minuit quand Hilary rallia la gare des Invalides. Elle était morte de froid et elle fut heureuse de récupérer ses bagages sans trop de difficultés et de gagner l’hôtel où elle s’était fait réserver une chambre. Trop fatiguée pour avoir faim, elle prit un bain chaud et se coucha, épuisée.
En principe, l’avion de Casablanca décollait le lendemain, à dix heures trente, de l’aéroport d’Orly. Mais, là encore, la confusion régnait. Sur toutes les lignes, les avions s’étaient posés où ils avaient pu et les horaires étaient bouleversés, aussi bien au départ qu’à l’arrivée.
Hilary eut affaire à un employé harassé, qui finit par lui déclarer qu’elle ne devait pas compter sur la place qu’elle avait retenue, mais que, si elle voulait bien patienter quelques instants, il ferait de son mieux pour arranger les choses. Finalement, il lui fit savoir qu’elle pourrait embarquer sur l’avion de Dakar, lequel, par exception, ferait escale à Casablanca.
— Au total, ajouta-t-il, vous serez là-bas avec trois heures de retard, pas plus !
Hilary ne protesta plus. Son attitude compréhensive surprit l’employé d’Air France, et le ravit plus encore.
— Voir quelqu’un de raisonnable, s’écria-t-il, ça fait quand même plaisir ! Il y a des voyageurs qui ne veulent pas se rendre compte que, s’il y a du brouillard, ce n’est pas notre faute ! Il faut prendre le temps comme il est, même s’il contrarie nos projets. Après tout, madame, être à Casa trois heures plus tôt ou trois heures plus tard, qu’est-ce que ça peut faire ? Qu’on arrive par un avion ou par un autre, c’est pareil !
Pas tout à fait, Hilary devait le découvrir à Casablanca. Elle marchait à côté du porteur qui roulait son bagage vers la sortie de l’aéroport, quand il lui dit :
— Vous avez de la chance, ma petite dame, de ne pas avoir été dans l’avion qui est arrivé tout à l’heure, le régulier !
— Ah ? dit-elle. Pourquoi ?
— Parce qu’il s’est écrasé au sol, répondit-il, baissant la voix. Le pilote et le navigateur ont été tués, et aussi la plupart des passagers. Il n’y a que quatre ou cinq rescapés. On les a transportés à l’hôpital et il y en a plusieurs, paraît-il, qui sont salement amochés…
Hilary garda le silence. Dommage qu’elle n’eût pas été dans cet avion ! Elle serait morte et tout serait fini ! Ces gens-là, qui étaient morts, ne demandaient qu’à vivre. Pourquoi n’était-elle pas morte à leur place, elle, pour qui la vie désormais ne représentait plus rien ?
Après les formalités de la douane, traditionnelles et dérisoires, elle prit une voiture qui la conduisit à l’hôtel. Il faisait un temps splendide, le ciel était bleu, l’air léger, le soleil resplendissant. Elle se sentit inondée de bien-être. Les choses étaient telles qu’elle les avait espérées. Les brouillards de Londres étaient loin, et loin aussi les mauvais jours ! Ici, la vie palpitait dans la chaude lumière du soleil.
Dans sa chambre, tout de suite elle alla ouvrir les volets, pour regarder dans la rue. Puis, elle s’assit sur le lit. Un mot, qu’elle se répétait depuis son départ de Londres, vint à ses lèvres : « Évasion ! » Elle le dit plusieurs fois et elle se rendit compte, avec une lucidité qui la glaçait, qu’il ne correspondait à rien, qu’il n’y avait pas d’évasion !
Rien n’était changé. À Casablanca ou à Londres, elle était toujours Hilary Craven. Elle voulait fuir Hilary Craven, mais, quoi qu’elle fît, elle était toujours Hilary Craven, une Hilary Craven qui, au Maroc aussi bien qu’en Angleterre, était toujours la même Hilary Craven.
— Quelle idiote je fais ! murmura-t-elle. Comment diable ai-je pu croire qu’il me suffirait de quitter l’Angleterre pour ne plus être Hilary Craven ?
La tombe de Brenda était en Angleterre et bientôt, en Angleterre toujours, Nigel se marierait pour la seconde fois. Comment avait-elle pu s’imaginer que ces choses lui importeraient moins ici que là-bas ? Elle l’avait cru, parce qu’elle voulait le croire, mais elle ne pouvait s’abuser plus longtemps. La réalité était là, les faits s’imposaient à elle, qu’elle devait regarder en face. Il y avait les choses qu’on peut supporter, et les autres. Les premières, on les accepte aussi longtemps qu’on a pour cela une raison. Sa longue maladie, le lâchage de Nigel, dans des circonstances d’une brutale cruauté, tout cela, elle l’avait supporté à cause de Brenda. Ensuite, il avait fallu livrer, pour la vie même de Brenda, un combat désespéré. Brenda était morte. Alors, maintenant, pour quoi vivre ? À Londres, il lui avait confusément semblé que, sous d’autres cieux, il lui serait possible d’oublier et de refaire sa vie. Elle était donc venue en ce pays où rien ne devait lui rappeler le passé et qui, pour elle, présentait tant d’attraits, avec son soleil, son ciel toujours pur, ses paysages de rêve et ses populations pittoresques. Mais peu après son arrivée, elle se rendit compte de son erreur. Rien ne changeait en son être ; ici comme ailleurs, elle ne retrouvait pas le désir de vivre.
Si son voyage n’avait pas été contrarié par la brume, si elle s’était embarquée dans l’avion où elle avait retenu sa place, elle eût été délivrée de tous ses soucis. Elle serait en quelque chapelle ardente, les os brisés sans doute, défigurée peut-être, mais l’âme en paix. Cette sérénité, elle avait encore la possibilité de l’obtenir. Et ce n’était pas tellement difficile…
Elle pensa au docteur Grey et à la façon dont il la regarda quand elle lui avait demandé un somnifère.
— Il vaut mieux pas ! lui avait-il dit. Le meilleur sommeil, c’est le sommeil naturel. S’il se fait désirer, on l’attend. Il finit toujours par venir.
Se doutait-il de quelque chose ? Elle se posait la question…
Puis, avec un léger haussement d’épaules, elle se leva. Ce que le docteur Grey lui avait refusé, il se trouverait bien à Casablanca un pharmacien pour le lui donner.